Dans un article de décryptage, le quotidien l’Humanité, revient sur les raisons par lesquelles le Conseil constitutionnel pourra rejeter la réforme des retraites, bien que régulièrement cette institution dirigée par l’ancien premier ministre Laurent Fabius ferme les yeux sur les entorses faites à la Constitution par le régime autoritaire d’Emmanuel Macron.
Voici l’argumentation du quotidien de gauche sur la décision du Conseil constitutionnel :
1- PLFRSS : un détournement de procédure flagrant
Pour les cinq spécialistes interrogés par l’Humanité, le Conseil constitutionnel est fondé à rejeter totalement la réforme des retraites car celle-ci a été inscrite dans un projet de loi de financement rectificative de la Sécurité sociale (PLFRSS). « Un PLFRSS est une rectification d’un budget voté et ne peut se justifier qu’en cas d’événements imprévus ou de défauts d’anticipation sur les dépenses ou les recettes », explique Véronique Champeil-Desplats, professeure de droit public à l’université Paris-Nanterre.
Or, « il n’y a pas de rectification du budget adopté en décembre dans cette réforme qui n’est pas davantage imposée par une modification de la conjoncture économique », conclut le constitutionnaliste Bastien François.
Autre argument : « Les lois rectificatives ne valent que pour l’année en cours, c’est écrit noir sur blanc dans la Constitution et cela a encore été confirmé par le Conseil d’État, il y a un an, ajoute Paul Cassia, de l’université Panthéon-Sorbonne. Ce texte aura des effets permanents et a pour objectif déclaré de limiter des déficits en 2030, il y a donc clairement un détournement de procédure. »
Si malgré tout le Conseil constitutionnel refuse de censurer le texte, il créera alors une jurisprudence très problématique : « Après cela, à chaque fois qu’un gouvernement voudra faire une modification sur la politique sociale, il pourra utiliser ce véhicule législatif, réduire les débats et utiliser le 49.3 », s’inquiète Bastien François.
2- Les retraites ne peuvent être réformées par un texte budgétaire
Avec le PLFRSS, le détournement de procédure est flagrant, d’autant plus qu’on sait que le choix de ce véhicule législatif a été dicté par l’opportunité de réduire à cinquante jours les débats parlementaires et d’user à loisir du 49.3.
Ce qui s’applique également pour un texte budgétaire tout court, « dont la procédure est dictée par l’urgence de voter un budget en fin d’année avant le 1er janvier », précise Benjamin Morel, maître de conférences à l’université Paris-II. En dénonçant cette manœuvre, une censure des arbitres constitutionnels impliquerait que la réforme ne soit reconduite qu’à travers une loi ordinaire et non un futur PLFRSS.
Paul Cassia met également en avant l’article 34 de la Constitution selon lequel « les principes fondamentaux de la Sécurité sociale » ne peuvent être modifiés que par une loi ordinaire. Le Conseil constitutionnel pourrait alors estimer que l’âge légal de départ à la retraite en fait partie, et censurer au minimum l’article 7.
3- Des articles sans lien avec le vote d’un budget
Le strict minimum. Si les sages ne rejettent pas l’ensemble du texte, il paraît improbable, selon les juristes, qu’ils ne censurent pas certains articles n’ayant aucun lien avec un texte budgétaire. « C’est certain qu’ils vont rejeter les cavaliers sociaux, comme ils l’ont toujours fait, détaille Benjamin Morel. Cela concernerait au moins l’index senior et le CDI senior car c’est impossible de prouver qu’ils auront un impact financier. L’article sur la suppression des régimes spéciaux pourrait aussi sauter. »
Laurent Fabius lui-même va dans ce sens. Dans le Canard enchaîné, en janvier, le président du Conseil constitutionnel indiquait que l’index senior et même les modifications sur « les critères de pénibilité ne relèvent pas du PLFRSS » et nécessiteraient « un deuxième texte ».
4- 47.1, 49.3, 1 200 euros... des débats insincères
C’est l’autre grande possibilité de censure totale du texte. « Le Conseil va se demander s’il n’y a pas eu une accumulation de dispositifs qui ont rendu illisible et insincère le débat parlementaire », explique Benjamin Morel.
La liste est longue : le 47.1 qui oblige le Parlement à examiner au pas de charge, l’irrecevabilité contestable de nombreux amendements, le vote bloqué (44.3), la réduction du temps de débat des orateurs au Sénat, le 49.3...
« Pour toutes ces raisons, les débats ont manqué au principe constitutionnel de clarté et de sincérité, ce qui devrait pousser le Conseil à censurer, tranche Dominique Rousseau. On peut aussi évoquer les mensonges du gouvernement sur la pension minimale à 1 200 euros et le fait que l’Assemblée n’ait pas voté le texte, ni même les articles, sauf deux. »
Certains spécialistes sont plus prudents. Pour Bastien François, il s’agirait alors d’une « décision subjective » : « Le problème de sincérité et de clarté est évident quand on a suivi le débat, mais il faut le qualifier en droit, ce qui est plus compliqué. » Mais Véronique Champeil-Desplats propose justement une qualification : « C’est, selon moi, un “abus de procédure” de nature à contenir le débat parlementaire. Les sages peuvent tout à fait plaider cela. »
5- Une loi qui crée de multiples inégalités
Dans leur saisine, la Nupes comme le groupe Liot pointent des différences de traitement dont pâtiraient les « carrières longues ». Avec le dispositif créé, tous les assurés éligibles n’auraient pas à s’acquitter de la même durée de cotisation, un tiers devant travailler plus de 43 ans, voire plus de 44 ans.
Même problème pour les femmes, puisque « pour la génération née en 1975, le nombre de femmes devant décaler leur âge de départ serait 75 % plus élevé que pour les hommes », avancent les parlementaires de gauche.
Néanmoins, le Conseil constitutionnel a peu de chance de plaider la rupture d’égalité, selon Benjamin Morel : « L’objectivité est difficile à prouver. Pour les femmes notamment, c’est davantage la situation sociale que le texte lui-même qui crée ces inégalités. De plus, celles-ci existaient avant la réforme. »
« Mais le Conseil peut estimer que le texte les aggrave, ce qui est le cas », nuance Véronique Champeil-Desplats. Dès lors, il censurerait uniquement les dispositions liées spécifiquement à ces catégories de personnes.
6- Certains principes fondateurs bafoués
Ce serait une révolution. Même si l’hypothèse paraît improbable, les sages ont la possibilité de censurer le report de l’âge légal sur le fond en se reposant sur les principes fondamentaux du préambule de la Constitution de 1946 (intégrés à celle de 1958).
En particulier l’article 11 qui exige que « tout être humain qui (…) se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence ». D’après la Nupes, la retraite à 64 ans contreviendrait aussi à l’article 1er de la Constitution selon lequel « la France est une République (...) sociale ».
Alors Véronique Champeil-Desplats se prend à rêver : « Imaginons un Conseil constitutionnel très sensible aux principes sociaux, il dirait que cette réforme y porte atteinte. » Avant de conclure dans un sourire : « Je crains que l’équilibre actuel de l’instance et son refus de se substituer au législateur ne la conduisent pas à le faire. S’il censure pour détournement de procédure ou insincérité du débat, les juristes s’en satisferont. »
Source : L'Humanité
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