Alexandre Austin, qui a vécu en Iran ces dernières années a souligné lors d'une interview exclusive accordée à l'IRNA: "En fait J'ai été témoin avant tout des effets des sanctions sur le peuple iranien, y compris leur impact sur la santé du peuple iranien, et cela m'a amené à écrire ce livre."
Alexandre Austin a étudié l'économie et la gestion à l'Université de Paris. Cet expert français a travaillé au sein d'une organisation internationale en Iran et connaît bien les enjeux et les réalités de la société iranienne.
La grande maison d'édition française Harmattan a publié "Des sanctions imposées à l'Iran et de leurs effets" dans le cadre de sa collection "L'Iran en transition". Alexandre Austin, l'auteur du livre, met en question l'efficacité de la politique de pression maximale des États-Unis.
Dans ce livre, préfacé par Pierre Berthelot, l'auteur insiste sur la nature inhumaine et illégale des sanctions américaines et les problèmes qu'elles causent dans la vie quotidienne du peuple iranien et surtout dans la vie des réfugiés accueillis par l'Iran depuis quelques décennies.
Voici la version intégrale de cette interview:
1- Vous avez écrit le livre « Des sanctions imposées à l’Iran et de leurs effets ». Quel en était votre souci? Comment évaluez-vous l’impact du régime des sanctions unilatérales des États-Unis contre l’Iran?
Alexandre Austin: "La rivalité de longue date entre l’Iran et les Etats-Unis est souvent méconnue et/ou incomprise et la littérature disponible n’embrassait cette thématique que de manière parcellaire. A travers ce livre, j’ai voulu l’expliciter tout en insistant sur l’utilisation des sanctions – notamment unilatérales – qui sont, selon moi, l’une des manifestations les plus criantes de l’hégémonie américaine. Avoir été le témoin direct de leurs impacts sur le pays m’a conduit à écrire ce livre. Ceux-ci sont multidimensionnels ; alors, pour en avoir une compréhension exhaustive, et bien qu’ils soient intrinsèquement connectés, il faut les décliner individuellement. C’est, en partie, ce à quoi je me suis employé à faire dans ce livre.
Toujours est-il que, d’une manière générale, on peut dire que les sanctions ont eu un effet terrible sur l’Iran et sa population, notamment sur ceux parmi elle qui sont les plus démunis. Les problèmes économiques et la crise sanitaire – aussi aggravés par l’épidémie de COVID-19 – en particulier sont le résultat direct de cette politique de sanctions."
2- Est-ce qu’à votre avis le comportement des Etats-Unis en ayant recours aux sanctions unilatérales s’inscrivent dans le cadre du droit international et du système des Nations Unies? Des documents internationaux, surtout la charte des Nations Unies, prescrivent-ils une telle action unilatérale?
Alexandre Austin: "Comme souvent lorsqu’il est question de droit international, ses termes peuvent être détournés de telle sorte que certaines actions peuvent avoir un fondement « légal » conformément à sa lettre, mais pas à son esprit. En l’espèce, les juristes pro/anti sanctions se disputent depuis des décennies leur légitimité, que ce soit dans le cas de l’Iran, mais aussi du Venezuela ou de Cuba par exemple.
La question de la légitimité des États Membres à imposer des sanctions de manière unilatérale à un Etat tiers est controversée. Cependant, si celle-ci peut être discutée en fonction des circonstances, tous les traités internationaux convergent vers un point précis : en aucun cas les droits individuels – sociaux, sanitaires, économiques et culturels – de la population d’un pays frappé par les sanctions ne sauraient être sacrifiés dans le dessein de réprimer les actions d’un gouvernement.
Or, il apparaît que c’est le cas de tout régime de sanctions unilatéral, notamment dans les pays précités. Le Rapporteur Spécial des Nations Unies sur l’impact négatif des mesures coercitives unilatérales et jusqu’à la Haute-Commissaire aux Droits de l’Homme ont dénoncés leurs effets et l’incompatibilité manifeste qu’ils entretiennent avec le multilatéralisme."
3- Face aux sanctions unilatérales, quel est le rôle des organisations internationales ou par exemple le conseil de sécurité au sein de l’ONU?
Alexandre Austin: "Il faut ici distinguer rôle et moyens. Les organisations internationales ont été fondées dans le but de renforcer la coopération entre Etats : c’est le multilatéralisme. En ce sens et à petite échelle, cela signifie que les États Membres concèdent une relative perte de souveraineté au bénéfice de la communauté internationale. Lesdites organisations disposent ainsi d’un mandat qui leur provient de nul autre que leurs États Membres et leur permet de légiférer sur des questions d’intérêt commun. Par conséquent, elles sont légitimes pour établir des normes, conformément à leurs statuts. Si un État Membre contrevenait auxdites normes, il serait coupable de rompre l’engagement consacré par sa signature et son adhésion à l’organisation en question.
Ceci dit, il faut bien comprendre qu’au-delà de l’Union Européenne – et même ici uniquement dans une certaine mesure –, il n’existe pas d’organisation disposant d’une autorité supranationale, et certainement pas l’ONU. Ce qui nous amène aux moyens. Quels sont les moyens à la disposition des organisations internationales pour contraindre un État à se conformer à ses engagements ? Si l’État en question ne dispose que d’une influence relativement limitée sur la scène internationale, une pression diplomatique ad hoc pourrait suffire. En revanche, qu’en est-il si celui-ci est doué d’un pouvoir colossal à l’échelle mondiale ? La besogne serait bien plus délicate. Parmi ces États particulièrement puissants, les États-Unis figurent sans aucun doute au sommet de la chaîne. Sachant qu’à eux seuls ils contribuent à près d’un quart (22% en 2018) du budget des Nations Unies, ils jouissent mécaniquement d’un pouvoir de négociation proportionnel et d’une immunité de fait quand il s’agit de répondre de leurs actions.
De surcroît, le Conseil de Sécurité est parfaitement démuni lorsqu’il s’agit de s’emparer des excès d’un de ses membres permanents – ou de leurs alliés les plus proches. Le droit de veto encourage en effet les pratiques clientélistes qui viennent décrédibiliser l’institution toute entière. Ainsi, en dépit de la bonne volonté qui caractérise certainement l’ONU, le fonctionnement structurel qui lui a été prêté par ses membres fondateurs rend son action politique caduque lorsque confrontée à leurs intérêts.
Dans le cadre du conflit entre l’Iran et les États-Unis, les organisations internationales ont certes un rôle à jouer, mais n’en ont tout simplement pas les moyens."
4 - Quel est votre avis sur la légitimé des sanctions des États-Unis contre l’Iran lorsqu’elles visent, directement ou indirectement, la santé humaine et le secteur de la santé?
Alexandre Austin: "L’unique préoccupation devrait être la suivante : les sanctions imposées par les États-Unis sur l’Iran sont-elles en accord avec l’ensemble des dispositions des traités internationaux en vigueur ainsi qu’avec les droits de l’homme ? La réponse est indubitablement non. Ceci est clairement explicité et détaillé dans mon livre.
Les entraves économiques et sanitaires – consubstantielles – frappant la population sont immédiatement corrélées au niveau de rigueur maintenu par Washington et les prétendues sanctions « ciblées » sont en réalité totalement indiscriminées empiriquement. L’impossibilité pour les hôpitaux et cliniques de renouveler leurs équipements, les pénuries de médicaments (tels que l’insuline) et la difficulté – financière surtout – galopante d’accéder aux soins impactent directement des centaines de milliers d’iraniens de plus en plus vulnérables.
Si les dimensions alimentaire et sanitaire sont en théorie exclue du périmètre des sanctions, elles ne le sont pas dans les faits puisque la mise au ban de l’Iran auprès des systèmes bancaire et financier internationaux l’empêche en pratique de réaliser les transactions nécessaires à son approvisionnement en produits de première nécessité. Ceci à été maintes fois souligné, par une multitude d’observateurs.
5. Bien qu’on ne puisse pas nier l’impact négatif des sanctions sur l’Iran mais le pays, après plus de quatre décennies de sanctions, a pu maintenir quand même sa stabilité et son autorité et le moteur de l’économie et de la production est toujours allumé. Selon vous, quel sont les facteurs les plus importants pour cette stabilité face aux sanctions économiques sans précédent?
Alexandre Austin: "Premièrement, comme vous venez de le souligner, l’Iran est la cible de régimes de sanctions successifs depuis quarante ans. Alors, j’imagine qu’une certaine expérience a pu être accumulée et que le pays est – tristement – habitué à cet état de fait. Des stratégies de contournement sont employées pour maintenir l’économie à flot qui mobilisent à la fois les capacités de production intérieures, et les alliances extérieures ; c’est ce que ses dirigeants appellent "l’économie de résistance."
Deuxièmement, le marché intérieur est suffisamment important et dispose de la taille critique nécessaire pour survivre à un blocus, malgré l’aspect fondamentalement international de la chaîne de valeur contemporaine. L’économie est donc maintenue à bout de bras par une infrastructure productive flexible et une demande intérieure substantielle s’adaptant aux différents chocs d’offre.
Enfin, la résilience des iraniens. Bien que leurs allégeances et opinions politiques varient, ils sont unanimement victimes du sort mais ne le laisseront pas avoir raison d’eux. Forts de leur capacité à vivre dans l’adversité, ils avanceront tant qu’ils seront capables de se maintenir solidement debout."
6. Joe Biden, le président élu des Etats-Unis a manifesté son intention de rejoindre à l’accord nucléaire iranien (JCPOA). Vous, en tant qu’analyste et expert, que pensez-vous sur la cause de cette intention? Cela signifie la levée des sanctions anti-iraniennes?
Alexandre Austin: "Biden souhaite préserver l’héritage pragmatique d’Obama. Il s’est engagé à mettre un terme à l’ère de témérité et à l’aventurisme de son prédécesseur en faisant regagner aux États-Unis leur légitimité à revendiquer le « leadership » planétaire. C’est d’ailleurs la ligne consensuelle au sein du parti Démocrate : réhabiliter le pays à l’échelle internationale et, concernant l’Iran, encourager la négociation engagée sous Obama plutôt que la confrontation aveugle.
Cela ne signifiera certainement pas la fin des sanctions contre l’Iran, pour la simple raison que l’accord signé en 2015 ne prévoit que la levée des sanctions relatives au nucléaire. Il s’agit bien des sanctions liées au programme nucléaire de l’Iran qui sont les plus lourdes. Les lever allègerait significativement le fardeau pesant sur l’économie du pays, en partie parce que celui-ci serait de nouveau en mesure de commercialiser son pétrole.
Alors, Biden va-t-il mettre un terme à la politique de « pression maximum » engagée par Trump et retourner aux termes de l’accord ? Mon pronostic serait de dire que oui. En revanche, cela ne se fera peut être pas aussi vite que le souhaiterait le gouvernement iranien. La volonté de l’administration Trump de renégocier le JCPOA n’est pas unipolaire. Biden subit des pressions en ce sens provenant de l’ensemble du spectre politique américain. Je pense que Biden va tenter dans un premier temps de renforcer les contraintes imposées à l’Iran dans le cadre du JCPOA pour inclure les dimensions évoquées ci-dessus. Je pense aussi que Téhéran opposera une fin de non-recevoir à cette tentative. Alors, face à l’inamovibilité de la position iranienne dont les effets de pression seront accrus par un probable recul de ses engagements dans le cadre de l’accord (e.g. augmentation du stock d’uranium enrichi et du niveau d’enrichissement), la nouvelle administration américaine cèdera dans la mesure où, à leurs yeux, un accord imparfait vaudra mieux que pas d'accord du tout. Bien entendu, tout ce qui précède est de l'ordre de la conjecture.
7 - Des européens insistent d’un coté sur la nécessité de préserver le JCPOA et de l’autre, ils suivent des sanctions anti-iraniennes des États-Unis qui sont tout à fait le contraire de cet accord nucléaire. Comment analysez-vous ce comportement contradictoire?
Alexandre Austin: C'est inexact de dire que les européens "suivent" les sanctions américaines puisque leurs sanctions relatives au nucléaire ont été levées, conformément au JCPOA. En ce sens, l'E3 (i.e. France - Royaume-Uni - Allemagne) s'est conformé à ses engagements. En revanche, il est vrai d'affirmer que les promesses faites sur le plan économique n'ont pas été tenues.
La raison en est que le poids relatif des Etats-Unis et de l'Iran dans l’économie européenne est incomparable. Lorsque Washington quitta l’accord et réimposa ses sanctions, confrontée au risque de perdre le marché américain, l’UE opéra un choix par défaut et les liens économiques avec l'Iran furent relégués en deuxième position ; autrement dire, ils furent sacrifiés. Par ailleurs, les sanctions américaines ont un caractère universel. Cela signifie qu'elles peuvent virtuellement frapper n'importe quelle entreprise qui braverait leurs proscriptions. C'est donc un dilemme de taille pour l'Europe qui doit effectuer un arbitrage permanent entre ses propres intérêts économico-politiques et le risque que ses entreprises 1) puissent perdre le marché américain, 2) soient étouffées sous la charge des sanctions.
La paralysie des entreprises européennes est consécutive l’universalisme du droit américain – appelé « extraterritorialité » – qui lui permet de sanctionner des entités qui ne dépendent pas de sa juridiction nationale. En pratique, les Etats-Unis imposent certaines dispositions de leur droit national à des agents extérieurs en usant de leur position dominante sur les systèmes économique et technologique mondiaux. Cette tendance de Washington à transformer par la contrainte des agents tiers en relais de sa politique étrangère est un point longuement développé dans mon livre.
L'UE pourrait, à mon sens, résister à la pression américaine si elle y opposait une réponse coordonnée. En appliquant une stratégie notamment basée sur la défense organisée de ses actifs et sur la réciprocité en cas de sanctions, je pense que l'UE serait de taille à contrer la menace que l’hégémonie américaine fait peser sur ses entreprises, et par extension sur sa souveraineté. Mais tout le problème est là, l'UE souffre d’un cruel manque de coordination.
8. Au début de votre livre, Vous avez cité un poème de Hafez, le grand poète iranien. Quel en était votre but ? Quel message vouliez-vous transmettre aux lecteurs?
Alexandre Austin: "Hafez est pour moi une allégorie de l’Iran. A travers ses écrits, il symbolise un syncrétisme de tout ce qui, à mes yeux, caractérise ce pays : le raffinement, la poésie, la légèreté, la nostalgie, mais également l’ambivalence entre la doctrine religieuse et l’hédonisme. Parmi la multitude de lieux empreints de spiritualité en Iran, Hafezieh, à Shiraz, occupe une place de choix. L’adage affirmant qu’il n’est pas d’Iranien qui ne puisse citer par cœur au moins l’une des poésies d’Hafez est révélateur de l’attachement de la population à ce monument de l’histoire culturelle de leur pays qui, in fine, participe à constituer un socle identitaire commun transcendant les différences.
Ce poème, extrait du Divan, est une ode à l’espoir et à la combativité. Hafez invite ici à tenir bon et à garder confiance car, aussi certainement que le printemps succèdera à l’hiver, les heures sombres ne sont qu’éphémères. J’ai donc pensé que c’était un hommage approprié."
Votre commentaire