5 juil. 2021, 12:06
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Le rôle de Jane Dieulafoy dans les fouilles archéologiques françaises en Iran
Détail de la frise des archers (parfois identifiés comme des Immortels), conservée au Louvre. Découverte par Jane Dieulafoy, elle ornait le palais de Darius Ier à Suse, au VIe siècle avant notre ère.

Téhéran (IRNA)- La délégation archéologique française a commencé ses activités en Iran depuis le XIXe siècle suite a un accord conclu entre l'État iranien (sous le règne de Nassereddine Shah) et le gouvernement français (Ministère français de l'instruction publique). Cet article évoque le rôle de Mme Jane Dieulafoy dans ces fouilles archéologiques.

Téhéran, 1881. À l'ombre d'un palais qadjar deux Français goûtent à la fraîcheur printanière d'un jardin bordé de platanes lorsque, précédé d'une nuée de pages, le monarque perse s'avance à leur rencontre. Naser al-Din se fait présenter les deux voyageurs par son médecin français, qui lui sert à cette occasion de traducteur. «Votre majesté me permet-elle de lui présenter Mme et M. Dieulafoy ?». Le Shah, qui pensait avoir affaire à deux hommes, est stupéfait. Face à lui, Jane Dieulafoy savoure. Cheveux courts, pantalon et veston de voyage, son allure n'évoque en rien les froufrous incommodes des Européennes de son époque. Il ignore aussi que la Française écrit. Beaucoup. Entre journal de fouille et récit de voyage, ses carnets assureront non seulement la notoriété du couple qu'elle forme avec son époux, l'archéologue Marcel Dieulafoy, mais également une publicité inattendue pour la première mission archéologique française en Iran. Jane Dieulafoy tire, quant à elle, son entrée dans les lettres de ce départ pour l'Orient.

Leur fragile campement planté sur les élévations inhospitalières d'un tumulus iranien, les archéologues de la mission Dieulafoy commencent en février 1885 leur fouille du site royal de Suse. Accompagné de deux compatriotes, le couple Dieulafoy connaît bien la région, visitée quelques années auparavant, lors d'un Grand Tour oriental à travers la Perse. Munis d'un firman de Naser al-Din, les Français engagent une cinquantaine d'ouvriers et se mettent à creuser. Leur objectif ? L'Apadana, la grande salle du trône du palais d'hiver construit par le souverain perse achéménide Darius Ier, à partir de 521 av. J.-C., environ. Moins spécialiste des antiquités orientales que son époux Marcel, ingénieur et architecte proche de Viollet-le-Duc, Jane Dieulafoy consigne par écrit la moindre péripétie du chantier, entre descriptions de fouilles et anecdotes quotidiennes, qu'elle émaille de panoramas culturels et de tableaux anthropologiques.

À 32 ans, elle est chargée de la documentation photographique de la mission. Mais elle ne se limite pas qu'à l'observation : dans la boue des tranchées, sous la canicule ou sous la pluie, la Française est l'une des premières femmes à pratiquer l'archéologie. Au détour d'un heureux coup de pioche, la Toulousaine est ainsi celle qui met au jour la frise des archers, un ensemble de briques aux glaçures polychromes qui ornaient, peut-être, une des cours intérieures du palais. La froide distance d'un compte rendu scientifique n'est toutefois pas ce à quoi aspire Jane Dieulafoy. Liée par un contrat aux éditions Hachette, le cœur bouillonnant d'idées romanesques, elle voit en ces travaux archéologiques davantage qu'un objet savant : une entrée en littérature par la porte du voyage.

Jane Dieulafoy en Iran, en 1885-1886. 

De la Perse écrite à la Perse lyrique

Dès son premier tour en Iran, en 1881-1882, Jane Dieulafoy fait publier dans la presse périodique la relation de son périple. Les différents feuilletons de cette aventure caravanière en terre iranienne sont diffusés dans la revue "Le Tour du monde", chez Hachette et la font aussitôt connaître du grand public. «C'était un journal de grande diffusion, et à l'époque, c'est une œuvre qui a eu un certain succès, dû en partie à la personnalité de Jane Dieulafoy qui a été assez pionnière chez les femmes-écrivains», observe Julien Cuny, conservateur du musée du Louvre en charge des collections iraniennes sassanides du département des Antiquités orientales. Illustrés de gravures inédites réalisées d'après ses photographies, ses comptes rendus sont autant appréciés pour la couleur locale dont elle entoure son texte que pour les images de cet Orient contemporain qu'elle dépeint avec élégance. Une iconographie qui valait alors son pesant d'or. «Ce qui intéressait Hachette, c'était de lui acheter une partie de ces illustrations de la Perse, parce qu'elles étaient encore assez rares et prisées à cette époque», précise Audrey Marty, l'auteure d'une biographie de Jane Dieulafoy parue l'an passé (Le destin fabuleux de Jane Dieulafoy, Le Papillon rouge éditeur). «Ils les ont beaucoup utilisées dans les différents récits qu'ils ont publiés, poursuit-elle. Et ces photographies seront aussi, par la suite, diffusées dans les ouvrages savants de Marcel Dieulafoy sur la Perse».

Autre motif de succès, la chronique de Jane Dieulafoy fait la part belle aux tableaux pittoresques, aux plongées dans les bazars et les institutions les plus exotiques du pays, dont elle connaît le pouvoir d'attraction auprès des lecteurs. «L'imagination des Européens se surexcite vivement au sol mot d'andéroun ou de harem et se plaît à évoquer, pour se représenter ces demeures fermées, toutes les splendeurs des récits des Mille et une Nuits», explique-t-elle, en toute complicité. Autant de fantasmes porteurs, alors que la période coloniale bat son plein et que le partage de l'Afrique à la conférence de Berlin intervient en 1885, au début de la mission française en Iran. Le premier récit de voyage de Jane Dieulafoy se voit ainsi complété par sa description des fouilles de Suse, qui s'achèvent en 1886. Toujours publié dans les pages du Tour du monde, le Journal de fouille achève d'asseoir auprès du public la notoriété du couple et ouvre à Jane Dieulafoy la porte de son premier roman historique : Parysatis.

Intitulé du nom de la reine mère perse, épouse de Darius II, ce «drame familial aux accents shakespeariens», selon les mots d'Audrey Marty, paraît en 1890 chez l'éditeur des parnassiens Alphonse Lemerre. Il forme pour la romancière naissante un adieu symbolique à la Perse : jamais plus elle ne retourna dans la Susiane iranienne, aux pieds des monts Zagros, ni ne revisitera ces contrées orientales. Alors que Marcel Dieulafoy complète ses ouvrages scientifiques d'une réalisation muséale – au Louvre, où s'ouvrent deux salles bondées des décors rapportés par la mission –, Jane Dieulafoy s'attelle à cet exorcisme de plume qui marque son entrée en littérature. «Allais-je cesser de penser à Suse, qui était ma conquête parce que je n'y étais plus ? Allais-je cesser d'écrire ?», expliquera-t-elle après sa publication dans les colonnes de la revue Femina. Récompensée du prix Jules-Favre, l'aventurière garçonne devient, avec son mari entré à l'Académie des inscriptions et belles-lettres, une personnalité en vue de la scène parisienne. «Elle était une des figures de proue du milieu littéraire mondain de la fin du XIXe siècle», note Julien Cuny. Les publications romanesques, parfois théâtrales, de Jane Dieulafoy se poursuivent au gré de ses nouveaux voyages et de ses marottes, comme l'opposition au divorce et la défense du travestissement, qu'elle embrasse dès sa brève participation à la guerre franco-prussienne. La Perse ne cesse, pourtant, de la hanter.

Déménagement du grand chapiteau de Suse, du premier étage au rez-de-chaussée du Louvre (vers 1946-1947). Ce vestige monumental du palais de Darius fait partie des objets ramenés en France par la mission Dieulafoy

Évoquer l'Iran, à défaut de le revoir

Au début du XXe siècle, toute perspective de revoir les murs arasés de l'Apadana et du palais de Darius s'est effondrée : confiée depuis 1897 à l'archéologue Jacques de Morgan, les nouvelles fouilles françaises de Suse déterrent des trésors bien plus anciens que les fresques achéménides. Qu'importe. Pendant que la stèle de Naram Sin et le Code d'Hammurabi sortent de la terre persane, les figures scientifiques, littéraires et mondaines se pressent à son salon, au 12, rue Chardin. Au tournant du siècle s'y croisent Anatole France, Gaston Maspero, Salomon Reinach, ou encore Pierre Loti, avec qui elle partage le goût pour l'Orient. À l'exact inverse de Jane Dieulafoy, l'officier de marine et romancier saute le pas et s'essaye au récit de voyage à partir des années 1890, un changement de cap peut-être en partie inspiré par son amie. «Ils se côtoyaient très souvent, détaille Audrey Marty. Ils se retrouvaient sur la côte atlantique pour passer des vacances ensemble ; ils étaient très proches». À travers cette amitié, l'écrivaine ressasse ses souvenirs d'Iran, ses rêves de voyages. Après tout, un retour pourrait peut-être s'envisager ?

Contre toute attente, c'est à Béziers que Jane Dieulafoy retrouve Suse une dernière fois. À la sortie d'une représentation de Déjanire, le compositeur Camille Saint-Saëns l'aborde. «Avez-vous un sujet perse qui conviendrait aux Arènes ?, lui demande-t-il. Composez une tragédie ou un drame, j'en écrirai la musique». Ce sera à nouveau Parysatis. Le livret en main, Camille Saint-Saëns part terminer au Caire la musique de scène dont la représentation inaugurale, en 1902, mobilise plus de 600 artistes – musiciens, choristes, danseurs – pour un spectacle d'envergure, aux arènes de Béziers, dans un décor historique préparé sur les conseils éclairés de Marcel Dieulafoy.

Si l'œuvre ne reste pas parmi les plus marquantes du compositeur, elle marque peut-être l'apogée de la carrière littéraire de Jane Dieulafoy et jette un formidable coup de projecteur sur la Perse ancienne. «Ils ont tous les deux largement contribué à redécouvrir l'art perse» résume Julien Cuny. Surtout, l'arrivée des objets de la fouille de Suse à Paris permet de faire voir ces œuvres à un public européen».

Rongée par le désir de revenir à l'Orient et de se remettre à fouiller, c'est à l'Ouest, face à l'Atlantique, que Jane Dieulafoy finit par retrouver une part d'exotisme. Évacué de Paris en 1914, le couple se réfugie au Maroc, où l'écrivaine convainc son époux d'organiser un chantier à Rabat. Rapatriée en urgence à Toulouse, Jane Dieulafoy meurt en 1916, emportée par la fièvre de ce dernier chantier. Elle laisse alors derrière elle ses plus beaux enfants : «ses Immortels» polychromes de la frise aux archers, dégagée à Suse une trentaine d'années auparavant. Un héritage qui reflète la mémoire discrète de cette aventurière, archéologue et femme de lettres : enflammée jusqu'au transport par les ruines de la Susiane, c'est par les vestiges qu'elle en a rapportés, plus que par ses œuvres romanesques, qu'elle honore encore aujourd'hui le puissant souvenir de la Perse antique.

Source: Le Figaro

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